samedi 14 avril 2012

BELLEAU, André. (1986) Surprendre les voix. Montréal: Éditions du Boréal.

p. 78: En Amérique, lieu de la modernité vécue, la littérature a peut-être moins besoin qu’en Europe de la médiation d’une modernité critique, comme en font foi d’ailleurs les formes actuelles du roman, aussi bien nord qu’au sud. Ceci suggère que le vécu en Amérique, à cause de ses transformations rapides, sa complexité et ses contradictions, exige une prise le conscience sans cesse renouvelée, et favorise une littérature qui non seulement interprète la réalité sociale mais le fait en des contenus toujours nouveaux. 

NEPVEU, Pierre

p. 72: Emerson, à cet égard, a une formule qui en dit long au sujet de “l’intelligence paresseuse de ce continent”. Constat capital, dont on pourrait trouver des échos partout dans les Amériques, malgré les grandes différences culturelles et historiques. Il y a là le soupçon que la pensée n’est pas quelque chose qui va de soi en Amérique. Octavio Paz a bien montré rôle joué par l’anti-intellectualisme dans les colonies hispaniques comme aux États-Unis. Et aussi loin qu’au Brésil, un des ouvrages majeurs retraçant, un peu à la manière d’un Fernand Dumont pour la culture québécoise, la genèse de la mentalité et de la culture brésiliennes pose le même diagnostic : l’idée que le talent serait affaire de spontanéité plutôt que de longue étude y serait profondément enracinée, selon Sergio Buarque de Holanda, et l’américanisme prendrait le plus souvent une forme instinctive, à fleur de nerfs, plutôt que l’être véritablement intégré et pensé. 



Pierre Nepveu. Intérieurs du Nouveau Monde. Éditions du Boréal, Montréal, 1998, 378 p.

mercredi 4 avril 2012

RICOEUR, Paul

p. 230: Une véritable crise est ainsi ouverte. Une crise de la croyance, qui autorise à tenir la connaissance historique pour école du soupçon. Ce n'est pas seulement la crédulité qui est ici mise au pilori, mais la fiabilité de premier abord du témoignage. Crise du témoignage: c'est la manière rude de l'histoire documentaire de contribuer à la guérison de la mémoire, d'enchaîner sur le travail de remémoration et sur le travail de deuil. Mais peut-on douter de tout? N'est-ce pas dans la mesure où nous faisons confiance à tel témoignage que nous pouvons douter de tel autre? Une crise générale du témoignage est-elle supportable ou même pensable? L'histoire peut-elle rompre toutes ses amarres avec la mémoire déclarative? L'historien répondrait sans doute que l'histoire, au total, renforce le témoignage spontané par la critique du témoignage,  à savoir la confrontation entre témoignages discordants, en vue de l'établissement d'un récit probable, plausible.

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 225-226: Trace, document, question forment ainsi le trépied de base de la connaissance historique. [...] Pris dans le faisceau des questions, le document ne cesse de s'éloigner du témoignage. [...] La même caractérisation du document par l'interrogation [...] vaut pour une catégorie de témoignages non écrits, les témoignages oraux enregistrés, dont la microhistoire et l'histoire du temps présent font une grande consommation. Leur rôle est considérable dans le conflit entre la mémoire des survivants et l'histoire déjà écrite. Or, ces témoignages oraux ne constituent des documents qu'une fois enregistrés; ils quittent alors la sphère orale pour entrer dans celle de l'écriture et s'éloignent ainsi du rôle de témoignage dans la conversation ordinaire. On peut dire alors que la mémoire est archivée, documentée. Son objet a cessé d'être un souvenir, au sens propre du mot, c'est-à-dire retenu dans une relation de continuité et d'appropriation à l'égard d'un présent de conscience.

Note: L'histoire orale, quant à elle, tend à partir justement du souvenir, de cette "relation de continuité et d'appropriation à l'égard d'un présent de conscience". C'est ce qui en fait une pratique nécessairement engagée, nécessairement subjective. Contrairement à l'histoire écrite qui s'intéresse, nous le voyons ici, à un regard à rebours sur le passé, l'histoire orale fait du présent du souvenir son objet.

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 214-215: Le témoignage y [dans l'histoire] figure à titre de première sous-catégorie; il porte d'emblée la marque qui distingue son emploi en histoire de son emploi dans les échanges ordinaires où l'oralité prédomine. C'est une trace écrite, celle que l'historien rencontre dans les documents d'archives. Alors que dans les échanges ordinaires le témoignage et sa réception son globalement contemporains, en histoire le témoignage s'inscrit dans la relation entre le passé et le présent, dans le mouvement de la compréhension de l'un par l'autre. L'écriture est alors la médiation d'une science essentiellement rétrospective, d'une pensée "à rebours".

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 209: Le témoignage [...] donne une suite narrative à la mémoire déclarative.

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 207: Ce que la confiance dans la parole d'autrui renforce, ce n'est pas seulement l'interdépendance, mais la similitude en humanité des membres de la communauté.

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 205: Cette structure dialogale du témoignage en fait immédiatement ressortir la dimension fiduciaire: le témoin demande à être cru. Il ne se borne pas à dire: "J'y étais", il ajoute: "Croyez-moi." La certification du témoignage n'est alors complète que par la réponse en écho de celui qui reçoit le témoignage et l'accepte; le témoignage dès lors n'est pas seulement certifié, il est accrédité. C'est l'accréditation, en tant que procès en cours, qui ouvre l'alternative dont nous sommes partis entre la confiance et la suspicion.

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 201: Avec le témoignage s'ouvre un procès épistémologique qui part de la mémoire déclarée, passe par l'archive et les documents, et s'achève sur la preuve documentaire. [...] [À] l'intérieur même de la sphère historique, le témoignage n'achève pas sa course avec la constitution des archives, il resurgit en fin de parcours épistémologique au niveau de la représentation du passé par récit, artifices rhétoriques, mise en images. Bien plus, sous certaines formes contemporaines de dépositions suscitées par les atrocités de masse au xxe siècle il résiste non seulement à l'explication et à la représentation, mais même la mise en réserve archivale, au point de se tenir délibérément en marge de l'historiographie et de jeter un doute sur son intention véritative.

Note: L'histoire orale cherche-t-elle en quelque sorte à court-circuiter ce procès, en se concentrant sur la mémoire déclarée?


Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 183: La déclaration explicite du témoin [...] le dit: "J'y étais." L'imparfait grammatical marque le temps, tandis que l'adverbe marque l'espace. C'est ensemble que l'ici et le là-bas de l'espace vécu de la perception et de l'action et l'auparavant du temps vécu de la mémoire se retrouvent encadrés dans un système de places et de dates d'où est éliminée la référence à l'ici et au maintenant absolu de l'expérience vive. Que cette double mutation puisse être corrélée avec la position de l'écriture par rapport à l'oralité, c'est ce que confirme la constitution parallèle de deux sciences, la géographie d'un côté, secondée par la technique cartographique [...], et de l'autre l'historiographie.


Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 182: L'idée à laquelle nous nous confronterons au début de la troisième partie, selon laquelle la mémoire pourrait être dépouillée de sa fonction de matrice de l'histoire pour devenir l'une de ses provinces, un de ses objets d'étude, trouve certainement dans la confiance en soi de l'historien allant "au charbon", de l'historien aux archives, sa caution la plus assurée. [...]

Il ne faudra toutefois pas oublier que tout ne commence pas aux archives, mais avec le témoignages, nous n'avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s'est passé, à quoi quelqu'un atteste avoir assisté en personne, et que le principal, sinon parfois le seul recours, en dehors d'autres types de documents, reste la confrontation entre témoignages.


Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 66: L'écriture de l'histoire partage [...] les aventures de la mise en images du souvenir sous l'égide de la fonction ostensive de l'imagination.


*fonction ostensive: fait dans le but d'être montré, d'être remarqué.


Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 26: [L]e témoignage constitue la structure fondamentale de transition entre la mémoire et l'histoire.

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 26: Si l'on peut faire reproche à la mémoire de s'avérer peu fiable, c'est précisément parce qu'elle est notre seule et unique ressource pour signifier le caractère passé de ce dont nous déclarons nous souvenir. Nul ne songerait à adresser pareil reproche à l'imagination, dans la mesure où celle-ci a pour paradigme l'irréel, le fictif, le possible et d'autres traits qu'on peut dire non positionnels.

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

RICOEUR, Paul

p. 5:  C'est sous le signe de l'association des idées qu'est placée cette sorte de court-circuit  entre mémoire et imagination: si ces deux affections sont liées par contiguïté, évoquer l'une - donc l'imaginer -, c'est évoquer l'autre, donc s'en souvenir. La mémoire, réduite au rappel, opère ainsi dans le sillage de l'imagination. Or l'imagination, prise en elle-même, est située au bas de l'échelle des modes de connaissance, sous le titre des affections soumises au régime d'enchaînement des choses extérieures au corps humain [...].

Paul Ricoeur. La mémoire, l'histoire, l'oubli. coll. Points - Essais, Éditions du Seuil, Paris, 2000, 689 p.

lundi 19 mars 2012

GUTOWSKI, John A.

p. 128: [T]he American tradition does distinguish itself, through its nurturing of mythical animals and their quest, from the nation's beginnings up to the present day. This is especially noticeable in American folk tradition.

"The Protofestival: Local Guide to American Folk Behavior" dansJournal of the Folklore Institute. Vol. 15, no 2 (May-Aug., 1978), p. 113-132.

GUTOWSKI, John A.

p. 127: [T]he protofestival concept helps underscore the manner in which a community blends folk behavior with mass media involvement into a distinctly American cultural pattern.

"The Protofestival: Local Guide to American Folk Behavior" dans Journal of the Folklore Institute. Vol. 15, no 2 (May-Aug., 1978), p. 113-132.

mardi 6 mars 2012

RANCIÈRE, Jacques

p. 44: Et il y a cette autre idée de l'avant-garde qui s'enracine dans l'anticipation esthétique de l'avenir, selon le modèle schillérien. Si le concept d'avant-garde a un sens dans le régime esthétique des arts, c'est de ce côté-là: pas du côté des détachements avancés de la nouveauté artistique, mais du côté de l'invention des formes sensibles et des cadres matériels d'une vie à venir. 



Jacques Rancière. Le partage du sensible. Esthétique et politique. Éditions de La Fabrique, Paris, 2000, 74 p.

RANCIÈRE, Jacques

p. 48: Que l'anonyme soit non seulement susceptible d'art mais porteur d'une beauté spécifique, cela caractérise en propre le régime esthétique des arts. [...] Le régime esthétique des arts, c'est d'abord la ruine du système de la représentation, c'est-à-dire d'un système où la dignité des sujets commandait celle des genres de la représentation (tragédie pour les nobles, comédie pour les gens de peu; peinture d'histoire contre peinture de genre, etc.).

Jacques Rancière. Le partage du sensible. Esthétique et politique. Éditions de La Fabrique, Paris, 2000, 74 p.

RANCIÈRE, Jacques

p. 50: Passer des grands événements et personnages à la vie des anonymes, trouver les symptômes d'un temps, d'une société ou d'une civilisation dans des détails infimes de la vie ordinaire, expliquer la surface par les  couches souterraines et reconstituer des mondes à partir de leurs vestiges, ce programme est littéraire avant d'être scientifique.


Jacques Rancière. Le partage du sensible. Esthétique et politique. Éditions de La Fabrique, Paris, 2000, 74 p.

RANCIÈRE, Jacques

p. 57: Et c'est la circulation dans ce paysage des signes qui définit la fictionnalité nouvelle: la nouvelle manière de raconter des histoires, qui est d'abord une manière d'affecter du sens à l'univers « empirique» des actions obscures et des objets quelconques. L'agencement fictionnel n'est plus l'enchaînement causal aristotélicien des actions « selon la nécessité et la vraisemblance ». Il est un agencement de signes. Mais cet agencement littéraire des signes n'est aucunement une auto-référentialité solitaire du langage. C'est l'identification des modes de la construction fictionnelle à ceux d'une lecture des signes écrits sur la configuration d'un lieu, d'un groupe, d'un mur, d'un vêtement, d'un visage. C'est l'assimilation des accélérations ou des ralentis du langage, de ses brassages d'images ou sautes de tons, de toutes ses différences de potentiel entre l'insignifiant et le sur-signifiant, aux modalités du voyage à travers le paysage des traits significatifs disposés dans la topographie des espaces, la physiologie des cercles sociaux, l'expression silencieuse des corps. La « fictionalité » propre à l'âge esthétique se déploie alors entre deux pôles : entre la puissance de signification inhérente à toute chose muette et la démultiplication des modes de parole et des niveaux de signification. 


Jacques Rancière. Le partage du sensible. Esthétique et politique. Éditions de La Fabrique, Paris, 2000, 74 p.

RANCIÈRE, Jacques

p. 62: Les énoncés politiques ou littéraires font effet dans le réel. Ils définissent des modèles de parole ou d'action mais aussi des régimes d'intensité sensible. Ils dressent des cartes du visible, des trajectoires entre le visible et le dicible, des rapports entre des modes de l'être, des modes du faire et des modes du dire. Ils définissent les variations des intensités sensibles, des perceptions et des capacités des corps. Ils s'emparent ainsi des humains quelconques, ils creusent des écarts, ouvrent des dérivations, modifient les manières, les vitesses et les trajets selon lesquels ils adhèrent à une condition, réagissent à des situations, reconnaissent leurs images. Ils reconfigurent la carte du sensible en brouillant la fonctionnalité des gestes et des rythmes adaptés aux cycles naturels de la production, de la reproduction et de la soumission.


Jacques Rancière. Le partage du sensible. Esthétique et politique. Éditions de La Fabrique, Paris, 2000, 74 p.

RANCIÈRE, Jacques

p. 61: Le réel doit être fictionné pour être pensé. [...] Il ne s'agit pas de dire que tout est fiction. Il s'agit de constater que la fiction de l'âge esthétique a défini des modèles de connexion entre présentation de faits et formes d'intelligibilité qui brouillent la frontière entre raison des faits et raison de la fiction, et que ces modes de connexion ont été repris par les historiens et par les analystes de la réalité sociale. Écrire l'histoire et écrire des histoires relèvent d'un même régime de vérité. Cela n'a rien à voir avec aucune thèse de réalité ou d'irréalité des choses.

Jacques Rancière. Le partage du sensible. Esthétique et politique. Éditions de La Fabrique, Paris, 2000, 74 p.

lundi 27 février 2012

BEAUCHEMIN, Jean-François

Ah! si j'avais su que vocabulaire est ainsi que le drap posé sur le fantôme, lui donnant apparences et dehors, et lui retirant enfin sa détestable invisibleté! (150)

Jean-François Beauchemin. Le Jour des corneilles. Éditions Les Allusifs, Montréal, 2004, 152 p. 

BEAUCHEMIN, Jean-François

Son rétorque fut prompt, et viril : « Ânetés, naïveries! Mon esgourde traduit encore toutes choses bruiteuses sur terre! Et il n'est de murmure en ici que celui de l'arrière-saison qui arrive sur nous à grands pas! Reprends ton emploi, j'ai dit! Et fends ces billes, et fais provision de racines, et recouds nos liquettes, et usine-nous tuques et calots de pelisses! » Ainsi répliquait père à la beauté, y compris à la beauté des inexplicabletés : par fabriquement de bonnets, stockage de laines et tricotet d'accoutre. (115)

Jean-François Beauchemin. Le Jour des corneilles. Éditions Les Allusifs, Montréal, 2004, 152 p. 

BEAUCHEMIN, Jean-François

Intertexte avec Les contes de Jos Violon (patois de Tipite Vallerand), de Louis Fréchette:

"Parjaune! Qu'on me pende casque en bas durant une lunaison complète si, de mon vif, je me frotte à démons!" (112)

Jean-François Beauchemin. Le Jour des corneilles. Éditions Les Allusifs, Montréal, 2004, 152 p. 

BEAUCHEMIN, Jean-François

Enfin, je saisis l'image de père palabrant avec ses gens et effectuant pour eux les actes les plus bizarres, tels qu'ils ont été narrés par-devant vous, Monsieur le juge, et ci-devant votre face aussi, Membres du jury de ce tribuneau. (90)
Jean-François Beauchemin. Le Jour des corneilles. Éditions Les Allusifs, Montréal, 2004, 152 p. 

BEAUCHEMIN, Jean-François

Car en matière d'humanité père n'était pas chercheur, et déviait volontiers son penser de tout ce qui réclamait usage extraordinaire de casque. Ce n'était pas qu'il fût dépourvu d'éclairage. Seulement, il allait, semblable au poisson-chat: manœuvrant juste sous la surface des choses, comme si plonger en leur fondement risquait de l'engluer de limon. Son apparence elle-même évoquait quelque bête sous-marine: quoique charnu et râblé, père avait quelque chose de glissant et d'ondulant, une inexplicableté qui lui permettait d'aller parmi les choses sans se heurter à elles, les évitant plutôt, les contournant, s'y dérobant. [...] C'est que, pour piloter sa personne, père s'en remettait entièrement à son pied, qui en toutes circonstances lui servait pour ainsi dire d'œil. Et sa main, son blair, ses esgourdes unanimement lui étaient alors une manière de guide. Voilà pour son guidement au sein des lieux. (106)

Jean-François Beauchemin. Le Jour des corneilles. Éditions Les Allusifs, Montréal, 2004, 152 p. 

DESROSIERS, Léo-Paul

Il y a une manière de prendre la lame. Seul, Montour ne la comprend pas bien encore. Bombardier s'efforce de l'aider; il donne des signaux. Mais chaque mouvement de Montour reçoit le commandement de son intelligence et de sa volonté, non celui de l'habitude: alors le mouvement arrive toujours de quelques secondes en retard. (50)

DESROSIERS, Léo-Paul

Turenne suit de vieux sentiers à peine indiqués qui serpentent sous bois, dévalent dans des ravins, franchissent des ruisseaux et des lacs qui ne sont plus, dans le paysage, que de grandes clairières. Le soir vient: l'homme s'arrête, creuse un large trou avec ses raquettes et les suspend ensuite à un arbre. Il allume un grand feu et il mange. Bientôt, il s'allonge sur le lit de branches de sapin, au fond du trou, entre les grosses couvertures; l'air pur passe entre ses lèvres, froid comme de l'eau, des étoiles brillent là-haut dans le firmament bleu noir. Et partout s'étend un silence complet, un silence de planète saisie par le froid, gelée jusqu'en son centre, toute vie détruite. (158)

DESROSIERS, Léo-Paul

Louison Turenne se traîne. De son couteau, il frappe au cœur, à la manière indienne, le caribou couché; puis il boit une gorgée de ce sang très chaud. Il se repose. Puis il détache un morceau de chair, la fait bouillir sur le feu, et il distribue un peu de bouillon à chacun; il suspend au-dessus des flammes l'estomac de l'animal qui contient des substances facilement digestibles, et il extrait la cervelle. Le sommeil le gagne. Mais quand pourra-t-il s'y abandonner? Ces hommes affamés se jetteraient sur la viande crue, qu'il doit leur défendre maintenant comme un poison, et ils mourraient. Déjà, deux d'entre eux agonisent. N'est-ce pas suffisant? (128)

Léo-Paul Desrosier. Les Engagés du Grand-Portage. Bibliothèque canadienne-française, Fides, Montréal, 1969 [1938], 219 p.

DESROSIERS, Léo-Paul

"[Montour] revient en rampant dans le sous-bois. Il s'écorche. Ses mains saignent. Sans se panser, il se roule dans sa couverture reste les yeux ouverts dans le noir pendant que la forêt sans limite geint autour de lui." (72)

Léo-Paul Desrosiers. Les Engagés du Grand Portage. Bibliothèque Canadienne-Française, Fides, Montréal, 1969 [1938], 219 p.

DESROSIERS, Léo-Paul

Notes: Plus encore que les forces de la nature, ce sont les ruse de l'homme qui rendent ce "grand portage" ardu. Le langage des manigances et de la tromperie sert d'outil dans un univers hostile, outil qu'il est nécessaire de manier aussi habilement que les pagaies ou la hache. La forêt semble, pour ainsi dire, dénaturée, transformée par la seule présence de l'homme en un lieu hautement politique. Nous assistons bel et bien ici au choc d'un monde oral - celui des autochtones - et d'un monde écrit - celui de Montour et de la Compagnie du Nord-Ouest. 
Qui plus est, l'ascension sociale, au sein de la compagnie, se fait grâce à des bribes et des gages qui demeurent toujours en-deçà des écrits. Sous la surface lisse des écrits et des documents attestant la "vérité", l'oralité demeure le lieu des combats les plus mesquins.      


Léo-Paul Desrosiers. Les Engagés du Grand Portage. Bibliothèque Canadienne-Française, Fides, Montréal, 1969 [1938], 219 p.